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"LA REMONTEE DES FORMES"
La continuelle rivalité entre architecture et peinture qui sest
déroulée tout au long de lhistoire des arts plastiques
tenait assurément au fait,daprès les conventions en
vigueur, quelles étaient toutes deux des arts de conception.
La peinture pouvait représenter des architectures réelles
ou fictives sans verser dans la fausseté ou lirréalisable
(Léonard de Vinci, Piranesi), et larchitecture pouvait à
son tour produire des images de bâtiments similaires à des
représentations picturales (Francesco Martini, Claude-Nicolas Ledoux,
Etienne-Louis Boulée). Le point commun, est naturellement la question
de limage, puisque dans de tels cas (si lon excepte les maquettes),
la figuration de la construction tient lieu de la chose encore à
construire. Par ailleurs, la notion dimage doit ici être étendue
à la perception générale dune construction
en tant quelle est image rétinienne car, depuis longtemps,
les architectes nont pas manqué de corriger les défauts
de la vue en modifiant certaines structures architecturales pour quelles
napparaissent pas déformées au spectateur, comme le
Parthénon (Ve siècle avant J. C.), par exemple, dont les
colonnes sont légèrement inclinées vers lintérieur
et les marches légèrement convexes pour que le visiteur
puisse les voir droites lorsquil se trouve face au temple.
La question de la représentation et la perception dobjets
concrets ou imagés avec forte tendance à la conceptualisation
est donc lune des raison du conflit entre architecture et peinture.
Le Cinquecento italien regorge dexemples dans les deux champs dactivité,
les plus étonnants étant les deux célèbres
expériences de Brunelleschi sur la perspective puisquelles
furent lexposition picturale du point de fuite central par un architecte
à partir de situations architecturales, lesquelles étaient
cependant recomposées dans des images peintes. Rappelons très
brièvement que la première expérience aura consisté
à se placer à lintérieur du portail central
de Santa Maria del Fiore à Florence, pour peindre sur une tavoletta
la vue que lon avait sur le baptistère San Giovanni, tavoletta
qui comportait un petit oculus au travers duquel lon regardait le
tableau par son envers afin den contempler le reflet dans un miroir;
la seconde fut une peinture en perspective de la place de la seigneurie,
sur un plus grand panneau, dont le châssis, étant découpé
selon les contours des bâtiments, pouvait être placé
in situ et correspondait ainsi point par point à la vision réelle
de ces mêmes bâtiments1. Que Brunelleschi ait senti le besoin
de recourir à la peinture pour faire valoir des conceptions architecturales
qui existaient de fait, prouve la force que pouvait alors exercer cette
véritable démonstration picturale. Car, il sagissait
rien de moins que de transformer en image ce qui était volumétrique,
de rendre sensible par des représentations peintes cette étrange
notion à la fois optique et idéelle quest la perspective.
Renversant la problématique dune architecture démontrée
par le procédé picturale, les artistes peignirent également
des trompe-loeil dont lobjectif était de démontrer
la peinture par larchitecture. Cette dernière devenait la
scène mettant en valeur le savoir-faire, le décor qui était
le fond sur lequel se détachait lillusion, la structure tectonique
intégrée à une image qui la transformait à
son tour en image, le support de lapparition picturale qui simultanément
faisait oublier le lieu de son inscription.
De tels exemples expliquent les rapprochements plastiques et esthétiques
apparus pendant la période des avant-gardes historiques - si lon
songe, notamment au futurisme, à De Stijl, au Bauhaus et au Constructivisme
russe -, ainsi que les productions des quarante dernières années,
durant lesquelles sest produit une foison demprunts et de
confrontations entre les arts plastiques et larchitecture (parmi
tant dautres : le groupe anglais Archigram, Robert Venturi, Hans
Hollein, Frank Ghery, Christian de Portzamparc). Phénomène
curieux, les considérables transformations provoquées par
ces échanges nont nullement éradiqué la question
de limage et lont même parfois renouvelée comme
dans les oeuvres de Robert Irwin ou de Daniel Buren. En sattachant
à une telle problématique dans lactuel projet réalisé
au Museu de Arte Antiga, Bernard Guelton ne renoue pas tant avec les périodes
humanistes ou baroque quil ne prolonge des réflexions et
des pratiques relevant de la construction comme image et de limage
comme construction. Ce jeu de renvois entraîne une interprétation
de larchitecture par dautres méthodes constructives,
puis dimages par des images et aboutit à la réappropriation
dun récit qui sapparente, étant donné
le contexte, à un discours sur lopération plastique
dans laquelle évolue le visiteur.
Il nest dailleurs pas rare que le visiteur venant pour la
première fois dans ce musée et dont lattention est
trop focalisée par avance sur quelques chefs-doeuvre, sen
retourne sans avoir vu la magnifique Capela das Albertas. Topographiquement
situé au rez-de-chaussée, elle semble comme un trésor
de silence et dapaisement enfoui sous les siècles de productions
artistiques présentées aux étages. En choisissant
dy faire remonter certains éléments dans des salles
habituellement vouées à la présentation dobjets
et de peinture, Bernard Guelton réalise une étrange opération
: exposer larchitecture de la chapelle en la démontrant.
Et sans avoir à forcer les mots - puisque «démontrer»
vient de «montrer»-, il sagit bien ici dune mise
en évidence de lévolution des volumes aux images,
une sorte de démonstration du passage de larchitecture au
pictural et à la peinture. Léclatement kaléidoscopique
de certains éléments architecturaux et de certains objets
de la chapelle placés dans les vitrines du musée sexplique
par des passages du géométrique à lorganique
au géométrique rappelant expressément les anciens
«cabinets de curiosités», les Wunderkammern, dans lesquels
lon pouvait admirer ensemble, afin den examiner les analogies
formelles, des naturalia et des artificiala. Coraux, pierres, oeufs, animaux,
végétaux, fossiles se trouvaient ainsi mis en relation avec
des objets fabriqués de main dhomme. Tous avaient la particularité
de relever du merveilleux, dêtre des mirabilia. Certes, Bernard
Guelton nétablit pas ici le genre de rapprochements propre
à ces époques de naïveté métaphysique,
mais il en garde pourtant une combinatoire fondamentale, détournée
au profit de son procédé de transposition, qui consiste
à interpréter un objet par un autre, et plus exactement,
à interpréter un objet par une image qui se présente
à son tour comme un objet. Emboîtements et modulations, intégrations
et redoublements, passages dun stade à un autre présideraient
aux processus dun agencement quasiment infini dont nous ne semblons
apercevoir quun moment. Non seulement des morceaux, des parties,
des fragments qui seraient spatialement fixés, mais aussi des temporalités
enchâssées les unes aux autres, même si les éléments
ne sont pas mouvants. Le temps de leur possible évolution, sy
trouve déjà inscrit. Ou bien faudrait-il plutôt parler
de leur involution, puisque les figures géométriques, les
figures hélicoïdales semblables à celles de certains
coquillages réalisées par Guelton, sont la reprise des structures
des figures exécutées sous forme de dessin au XVIe siècle
par Wenzel Jamnitzer,. lesquelles servent ici de support en volume à
limage photographique de la chapelle, cette «texture-image»
redevenant des vues, des propositions faites pour loeil et non des
objets manipulables, comme il en existait à la Renaissance. Cette
espèce de tour de prestidigitation est une illusion passagère,
puisque lon sait pertinemment que Guelton a, durant tout ce processus,
utilisé uniquement des images, même si elles ont pour origine
des pans darchitectures de la chapelle. Le refus de fabriquer concrètement
les polyèdres de Jamnitzer sur lesquels lon aurait pu appliquer
les photographies, marque bien la volonté de traiter le volume
et le tridimensionel par limage. A linterprétation
faite par Guelton de larchitecture par limage correspondrait
ainsi en apparence linterprétation dune monstration
par une autre, mais en définitive limage ne fait que se métamorphoser
sans changer de statut. Raison sans doute pour laquelle Guelton qualifie
ces éléments «danamorphotiques», puisquils
demeurent des images qui font voir autre chose par déplacement
du point de vue. A prendre la définition du terme grec danamorphosis
à la lettre, qui signifie «retour vers la forme», Guelton
effectue bien ce retour dans ses propres images en faisant remonter en
surface un point de vue topographique sur la chapelle.
Il en va différemment dans les contours des colonnes, du lutrin,
de la balustrade ou encore de la vue du plafond de la chapelle reportée
sur la verrière, puisque ce sont cette fois des lignes déléments
tridimensionnels qui semblent faire image sur les murs ou sur les sols
mais qui nen demeurent pas moins inscrites dans des espaces parfaitement
architecturaux. Tels les dessins dun plan ou les ombres de certains
objets, ces lignes semblent être comme être comme la projection
dans lespace réel de formes en puissance qui ne demandent
quà se cristalliser. La projection et la déformation
des ombres, obtenues par la lumière artificielle ou naturelle,
fit dailleurs partie intégrante des recherches sur les anamorphoses,
dautant quelles se rattachaient à lun des mythes
fondateurs de la peinture rapporté par Pline lAncien dans
son Histoire naturelle (XXXV, 43). Selon lui, la fille de Dibutade, potier
de Corinthe, «éprise dun jeune homme qui allait quitter
la ville, arrêta par des lignes le contour du profil de son amant
sur le mur à la lumière dune chandelle», et
ce fut là une des origines de la peinture2. Récit étonnant,
puisquil sagit bien des «contours» dune
forme, son image en négatif et non image dans sa plénitude.
Ce sont précisément les contours déléments
architecture ou de mobilier de la Chapelle que Bernard Guelton a choisi
de projeter dans les salles, leur ôtant du même coup ce qui
en eux pouvait relever de limage représentée pour
ne garder que la circonscription de la forme. Une opération toute
différente a donc eu lieu, puisque ce ne sont plus des images pleines
qui se trouvent numérisées et comme virtualisées,
telles des images fractales, mais des éléments concrets,
pleins, lourds qui sont évidés. Cela est patent dans la
projection au sol des contours de la sculpture du Bernin, «LExtase
de Ste Thérèse», - la sainte est représentée
au moment de la transverbération -, dont on reconnaît aisément
les contours. Ombres portées ou lignes de délimitation,
elles pourraient être également comprises comme des dessins
ou de la peinture effectuées sur larchitecture existante,
reliant parfois certains éléments iconographiques des peintures
présentes dans les salles à des fragments darchitecture
de la chapelle. Il sagirait en ce cas, en plus de linterprétation
dune image par une autre, de linterprétation dune
topographie par une autre.
Détails, fragments, citations et références, duplications
et intégrations appellent une conception où le particulier
contient le général et inversement, celle de «mise
en abyme». Ce terme, lancé par lécrivain André
Gide en 1893, et quil tira du vocabulaire de lhéraldique3,
convient à la fois optiquement et textuellement à lopération
menée par Bernard Guelton, puisque ce dernier intègre clairement
limage dans limage, le lieu dans limage et limage
dans le lieu, le lieu dans le lieu, etc., au point que lon perd
presque de vue lorigine de ces métamorphoses. Comme le hasard
fait bien les choses, Bernard Guelton a trouvé un passage dans
le récit dAntonio Tabucchi, Requiem (directement écrit
en portugais), dans lequel le protagoniste à la poursuite de fantômes,
dêtres imaginaires ou bien réels, voulant contempler
encore une fois La Tentation de Saint-Antoine de Jérôme Bosch
au Museu de Arte Antiga, - lun de ces chefs-doeuvres qui aura
fait oublier la chapelle au visiteur sélectif -, se retrouve dans
la salle où il est exposé en compagnie dun peintre
qui ne reproduit que des détails considérablement agrandis
de ce tableau. Sans doute, ce nest pas exactement le but poursuivi
par Bernard Guelton dans sa scénographie, mais en plaçant
dans chaque salle des livres contenant cet extrait, il fournit alors une
interprétation textuelle des procédés visuels parcourus
et perçus par le lecteur/spectateur. Pour prendre connaissance
de lextrait dans sa totalité, celui-ci doit lire les livres
les uns après les autres, puisque le passage est éclaté
sur la totalité des soixante-dix livres dans les soixante dix salles
du musée. Le lecteur / spectateur se rend alors vite compte que
le procédé général dont il est question dans
le récit traite de la mise en scène de lensemble de
linstallation, ainsi que de ce quil est en train de faire
: lire un fragment de texte où lon parle de détails,
fragment dun récit lui-même inséré tout
au long dune suite de fragments dimages à la fois composé
et décomposée par lui-même. La mise en abyme intègre
ainsi dans son déroulement le procédé qui la
rendu possible.La progression en spirale de ces images, formes, lignes
et textes à laquelle nous convie Bernard Guelton dans sa mise en
scène, nous conduit sur les voies complexes de linterprétation,
laquelle doit être appréhendée selon deux modes principaux
: celui de linterprétation herméneutique, consistant
à comprendre, expliquer et analyser les significations dune
oeuvre; celui de linterprétation musicale, avec ici une architecture
faisant office de partition, jouée et transposée en images.
Les deux modes sont nécessairement liés, puisque pour bien
interpréter le sens dune oeuvre picturale ou musicale ou
dun texte, il faut en comprendre les significations possibles. Assurément,
Bernard Guelton nest pas que récepteur et interprète
dune histoire et dun lieu préexistants, il est aussi
acteur et réalisateur dune autre histoire et dun autre
lieu faisant dorénavant corps avec ce qui précède.
Il touche ainsi une problématique fondamentale pour tout amateur
dart et elle lest plus encore pour lhistorien ou le
critique, qui est lactualisation des oeuvres du passé. Deux
camps saffrontent à ce sujet, les uns soutenant que les significations
dune oeuvre sont multiples mais finies et donc également
leur interprétation, les autres que les significations sont infinies,
de même que linterprétation. Quelle que soit la solution
adoptée, il faut reconnaître que la place du spectateur,
tant physique quintellectuel, est partie prenante dans lactualisation
de loeuvre, que son interprétation est constitutive du sens
de loeuvre. Mais la place du spectateur de la mise en scène
en miroir ou en abyme de Bernard Guelton relève simultanément
de celui qui joue et qui est joué, de celui qui constitue le sens
du parcours mais qui est dans le même temps une partie du parcours.
Le spectateur est le détail essentiel qui manque et se trouve dans
limage densemble.
Jacinto Lageira
03/2001 .
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